L’Épingle est un lieu de recherches et de débats sur les pratiques éducatives, sanitaires et sociales, en particulier sur ce qui les fonde - mais aussi les menace.
Elle voit en chacune et
chacun un être singulier destiné à s'émanciper, désireux et capable de choisir l'orientation qu'il entend donner au cours de sa vie.
Dans un monde où les souffrances risquent d'être réduites à leurs plus simples expressions symptomatiques, où l'injonction et la normalisation risquent de prendre le pas sur la construction
de réponses singulières, L’Épingle a pour ambition d'être un espace ouvert aux professionnels de la relation d'aide, où penser ces questions et promouvoir des pratiques concourant à la visée
émancipatrice de tout un chacun.
Les praticiens de la relation, tous concernés par l'éducation, l'enseignement et le soin, sont invités par L’Épingle à réfléchir, ensemble, sur les questions auxquelles ils sont confrontés
dans l'exercice de leur métier. Ils sont invités à risquer une parole renouvelée sur leur pratique, à susciter la parole chez celles et ceux qui en sont trop souvent privés,
à construire, là où ils travaillent, les conditions institutionnelles de l'émancipation.
En ouvrant toutes grandes les portes d'un espace de conversation et de débat, L’Épingle vise, à long terme, à restaurer le sens de "l'hospitalité langagière" qu'exige la construction d'un
"monde commun" habitable par tous. Sans attendre, l’association invite les praticiens de la relation à participer, dans un esprit d'amicale coopération, aux rencontres qu'elle organise. Son
plus vif espoir est que ces rencontres soient le creuset d'une neuve et généreuse ardeur professionnelle."
DANS LES BRAS DU RHIN
J‘ai été fascinée par le fleuve dans mon enfance. Adolescente, j‘ai rencontré une fille de dix ans, pensionnaire comme moi à l‘internat de Barr. Son air triste et esseulée m‘avait touchée. À la différence de la plupart des enfants de l'école, elle ne rejoignait pas sa famille les week-ends. J‘ai appris que c'était à cause du métier de ses parents, bateliers sur le Rhin. Mon attention et mon amitié pour elle ont été récompensées par un voyage jusqu'à Rotterdam à bord d‘une grande péniche de 110 m de long - l"Ambroise-Paré" - dont son père était le capitaine. Je suis tombée amoureuse : du bateau, de la vie des mariniers et de ce couple qui symbolisait pour moi l'idéal de parents et d'amoureux éternels.
Mon père est décédé quand j'avais seulement sept ans !
J'y retrouvais sûrement quelque chose d‘un rêve perdu de famille, une joie exaltée par les paysages en mouvement, sans oublier cette vision époustouflante à l' entrée du port de Rotterdam- les lumières fantastiques, les grues, les énormes porte-conteneurs, les bruits...
Tout métier est un masque à vocation réparatrice, à dit un sage dont j'ai oublié le nom.
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Ce matin encore elle s'est mise à marcher, seule dans le Port du Rhin, le long des quais où les bateaux des mariniers sont amarrés en attendant le frêt. Quelqu'un sort pour balayer. Elle se sait observée, mais personne n'engage la conversation avec la jeune ethnologue.
Ethnologue ?
Ici, on se méfie des "je sais tout" et des reporters qui s'empressent de cataloguer les mariniers dans la rubrique exotique de "Wassertziginer"- gitans du fleuve. Disons-le tout de suite, dans leur monde les êtres se séparent en deux catégories: "les Scheffisch"- gens de bateau et les autres : les gens d'à terre. Denise Vogeleisen appartient à la dernière catégorie. Plus tard, elle apprendra que les femmes qui se marient avec des hommes mariniers sans appartenir à une famille de Scheffisch sont considérées comme des Hergeloffeni : celles venues d'ailleurs. Elles se sentent obligées de prouver, une vie entière, qu'elles ont autant, voire plus, de capacités professionnelles que les femmes scheffisch...
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Pendant sept ans, j'ai vécu dans une maison d'eclusier. Les villageois se posaient des questions sur moi : pourquoi ramasse-t-elle des bouts de bois qui flottent dans le canal ? On m'a rapidement qualifiée de sorcière. Or, je voulais juste éviter que les bois ne bloquent les hélices des péniches et autres bateaux. Les mariniers m'avaient tellement parlé de ce danger.
Denise rejoint la tribu de douze familles scheffisch. Elle leur apporte un "contre-don" important : ne jamais trahir leur parole, tout en les associant au partage des informations avec le grand public - mise en place d'une exposition itinérante, réalisation d‘un documentaire, montage d' une péniche-musée à Offendorf... à l'entendre, on dirait une vraie "Scheffisch"
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Parfois ils s'y rendent juste pour voir "si le Rhin coule toujours dans le bon sens", une expression dont Denise cherche longtemps l'explication. Elle finit par formuler l'hypothèse que lors des crues importantes et des tempêtes, il est déjà arrivé que le fleuve inverse son cours - signe de malheur et de chaos pour les riverains encore imprégnés par cette mémoire ancestrale !
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Les mariniers apprennent très tôt aux petits, élevés sur la péniche aux bordures d'acier glissantes, à ne jamais se pencher par-dessus bord car l'homme au harpon – Hogemann - les entraînera dans son royaume sombre au fond de l'eau.
"Enfant, quand le Rhin était agité, je pensais qu'il voulait grimper à bord" raconte un marinier. On l'imagine comme un homme gigantesque, coiffé d'une grande chevelure végétale. En guise de bras, il a des harpons. "Il brille, il est rouillé, c'est comme dans les films de pirates, comme chez les bouchers, il y a du sang...", imaginent les enfants des mariniers que Denise interroge pendant ses enquêtes à Mothern. Les mariniers n'apprenaient pas à leurs enfants à nager de peur de les voir se noyer. Tout en ressuscitant des fascinantes images archétypales d'avalement, le personnage de Hogemann rend crédible l'interdit de s'approcher du bord du bateau.
Une autre figure magique., le Schinderhannes (Jean l'écorcheur), est un vrai personnage historique qui a été transformé en être surnaturel. Il s'inscrit dans le langage des Mothernois qui disent "Arrête, tu es un Schindler !" de quelqu'un qui embête ou torture les autres.
Ne entre 1777 et 1780, Jean l'écorcheur est une sorte de Robin des bois à l'époque de la Révolution et de l'occupation de la rive droite par les troupes françaises. Réfugié, Jean est recherché par l'armée napoléonienne et toutes les polices. Il se transforme en pirate qui, par temps de brume, fait croire aux bateliers qu'ils sont arrivés au port de Lauterbourg, village situé à moins de deux kilomètres au nord de Mothern. Entendant la cloche sonner, les bateaux accostent et sont attaqués. Capable de se rendre invisible, tout comme Siegfried dont le heaume lui permet de voler l'or du Rhin, le personnage de Schinderhannes fascine et suscite l'admiration. Il est celui qui fait vivre les pauvres et les faibles. Il a des pouvoirs de guérisseur, et aussi celui de faire mourir.
Autre être magique des traditions populaires, la Rebaeckermadame (la Dame des vignes de Mothern) est une Dame blanche qui fréquente les vignes en terrasses perchées au-dessus du Rhin. Pourtant, tout en menaçant de lui céder leur progéniture désobéissante, les parents comptent sur elle pour protéger leurs enfants quand ils ne les surveillent pas. Mais près du fleuve, il y a toujours le risque de devenir la proie du Lohgeist - l'esprit du marécage. Se manifestant sous la forme de feux follets à la surface des eaux, "ça" n'a rien qui puisse rassurer. C'est l'étrange, l'étranger, celui qu'on ne peut pas nommer ou apprivoiser. Lohgeist représente le double à travers lequel l'homme cherche ses propres limites à la jonction avec l'autre monde.
Signes d‘une nature "refabriquée" à l'image de l'homme, ces êtres magiques existent pour rendre les terres et les brumes du fleuve moins sauvages, mais aussi pour rappeler à l'homme qu'il n'est pas le seul être tout-puissant sur terre.
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La péniche participe aussi à l'ordre symbolique des humains. Elle est considérée comme le double du marinier. Sa véritable naissance est marquée par le baptême. Le bateau reçoit un nom et intègre la généalogie de la famille à travers une lignée de bateaux, de même que les noms de saints qu'on attribue aux enfants les inscrivent dans l'ordre symbolique de la communauté familiale et chrétienne.
Assimilée à un corps humain, la péniche a une "tête", un "nez", des "moustaches" (à l' avant du bateau), de la jambe (de force) etc.
Les parties masculines telles le mât, l'hélice et l'ancre, contrôlent le mouvement, tandis que sa féminité est symbolisée surtout par la cale - le ventre du bateau.
"Elle se doit d'être profonde, en bon état et propre pour accueillir les marchandises", note Denise. Même les hommes sont fécondés par la puissance féminine du bateau. Ils avouent parfois leur fusion avec la péniche en se disant être "pleins" quand ils ont reçu du chargement) ou en se plaignant d'avoir le ventre vide quand ils repartent sans fret.
Voilà pourquoi la retraite ou la sédentarisation forcée dès 1986 leur procurent un sentiment de n'être plus que du vide, paralysés par l'immobilité qui équivaut à la mort.
Revenir sur terre après des années sur les canaux et le fleuve ressuscitait chez les mariniers un traumatisme d'enfance, explique Denise. Enfants de mariniers eux-mêmes, ils ont passé leur cinq premières années au monde sur un bateau qui glisse à la vitesse constante de 6 km à l'heure. Le paysage est sans cesse en mouvement. Soudain, ils sont scolarisés. Le mouvement s'arrête brusquement. Séparés de leurs parents, les petits sont plongés dans un milieu surpeuplé où une discipline nouvelle s'impose. La retraite précoce enflamme cette vieille plaie qui finit par consumer les vies des mariniers, surtout des femmes, toutes ces femmes en ville que j'ai vues déprimées, malades, mourants de mélanc-eau-lit.
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Denise entend souvent que "quand on est désespérés, on fait appel au Rhin, comme s'il était la source de la fin de nos problèmes. C'est tentant d'en finir comme ça, on est de l'eau à 90%, non ?
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Étrange paradoxe: " la source de la fin"!
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DENISE REPOSE DANS LES BRAS DU RHIN
Bonjour épinglés et bonne année à chacun et à vos proches pour commencer, mais aussi à notre belle association qui entame aujourd'hui sa première année pleine d'existence.
En nous lançant sans crainte dans cette aventure dont la nécessité est si criante, avions-nous l'idée de sa difficulté ?
Pourquoi parler de difficulté ? Nous avons au contraire été capables de créer un espace de recherche agréable, convivial, accueillant - disons-le : hospitalier - et
ceci, sans rencontrer le moindre obstacle et sommes parvenus à rehausser les couleurs de la pratique et, parfois, la netteté de son trait, sa hardiesse aussi et ceci n'est pas rien.
Non, ceci n'est pas rien car, de cette petite expérience, chacun peut se
convaincre que les pratiques éducative, sociale, pédagogique et thérapeutique peuvent retrouver l’éclat, la netteté et l'orientation ferme - et avec eux
l'efficacité (au sens où nous parlions jadis d'efficacité symbolique) - sans lesquels il est abusif de les nommer pratique (peut-être pourrions-nous consacrer un temps à l'étude de cette question
: à quelles conditions pouvons-nous parler de pratique ? ).
Pourtant, il ne suffira pas que nous nous en convainquions, ni que nous parvenions à élargir le cercle des convaincus, il faudra aussi trouver les moyens de faire
valoir la nécessité de ces exigences, dont nous nous efforçons d'établir les contours, pour que nous puissions parler de pratique éducative , de pratique sociale ou de pratique pédagogique ou
encore thérapeutique.
Ceci n'est pas une mince affaire et cette année pleine n'y suffira pas bien entendu. Mais nous avons déjà retroussé nos manches et la perspective de notre premier
colloque, dont la salle (probable) est déjà retenue et la date aussi, nous mobilisera tandis que nous nous efforcerons d'encourager la création de nouveaux groupes de travail partout où le désir
se fera jour en apportant notre soutien et notre participation, autant qu'il sera possible.
Ainsi, il n'aura pas été vain que nous nous soyons rodés cette année, que nous ayons pris le temps de nous écouter, de nous soutenir et de nous éclairer mutuellement
; le chemin est long encore mais, je suis convaincu que nos deux groupes actuels peuvent essaimer - si vous me permettez cette métaphore un peu déplacée car notre tâche n'a rien de bucolique et
n'est pas, à proprement parler, une pastorale.
Nous avons construit un premier outil qui permettra à notre réflexion de s'étendre et, néanmoins, de gagner en profondeur, du moins je l'espère. Le manche de cet outil tient à l'accueil que nous faisons à la parole, ne pensez-vous pas ?
N'est-ce pas là la raison pour laquelle nous avons choisi de consacrer notre colloque à l’hospitalité, n'est-ce pas la raison pour laquelle nous avons reconnu l'importance de cette question, mettant nos pas dans ceux de notre ami Gilbert Vincent qui a ouvert ce chemin à nouveaux frais, comme il l'avait fait pour l'exploration de la question de l'Institution ?
Je suis convaincu que nous avons fait un choix décisif en prenant pour thème de notre colloque l'hospitalité
: sa préparation commence dès ce mois-ci.
Le tranchant de notre outil tient à l'orientation de notre écoute, à sa construction et, ici aussi, tout le travail reste à faire, et certainement peut-on dire qu'il
est toujours à faire, nonobstant il a commencé de se faire.
Voici chers amis ce que je désirais nous souhaiter collectivement :
l'énergie de mener le plus loin possible ces taches que nous nous sommes données dans l'ivresse amicale. Il faudrait les mener plus loin sans altérer l'amitié, ni perdre l'ivresse
peut-être.
À l’Épingle je souhaite qu'elle continue son œuvre de recherche ... qu'en dire de l'œuvre de recherche, à quoi se reconnaît-elle ? Peut-elle atteindre son but
?
Permettez que je m'appuie sur le vieux Fontenelle, qui vécut presque centenaire et sur ses remarquables « Nouveaux dialogues des morts » où il fait dialoguer par exemple Montaigne avec Socrate.
Dans un dialogue entre Artémise et Raymond Lulle, dont la tradition disait qu’il avait trouvé la Pierre philosophale, c'est-à-dire le moyen de transformer les métaux en or, ce dernier convient qu'il ne l'a pas découverte et garantit ce but « aussi impossible qu'il faut ».
Mais d'où vient alors qu'on la cherche, ne vaut-il pas mieux chercher
ces secrets qu'on peut trouver que de songer à ceux qu'on ne trouvera jamais ?
À quoi Lulle répond : « toutes les sciences ont leur chimère, après laquelle elles courent sans la pouvoir attraper, mais elles attrapent en
chemin d'autres connaissances fort utiles ».
Si la chimie a la Pierre philosophale, la géométrie a sa quadrature du cercle, l'astronome ses longitudes, les mécaniques leur mouvement perpétuel, il est impossible de trouver tout cela, mais fort utile de le chercher.
Je vous parle une langue que vous n'entendez peut-être pas bien, mais vous entendrez bien du moins que la morale a aussi sa chimère : c'est le désintéressement, la parfaite amitié.
On n'y parviendra jamais, mais il est bon qu'on prétende y parvenir. Du moins en le prétendant, on parvient à beaucoup d'autres vertus ».
Et il poursuit : « Il faut qu'en toute chose les hommes se proposent un point de perfection au-delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s'ils croyaient n'arriver qu’où ils arriveront effectivement ; il faut qu'ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime ... on perdrait courage si on n'était pas soutenu par des idées fausses »
Artémise s’étonne : « Il n'est donc pas inutile que les hommes soient
trompés ? »
« comment inutile ? Si par malheur la vérité se montrait telle qu'elle est, tout serait perdu ; mais il paraît bien qu'elle sait de quelle importance il est
qu'elle se tienne toujours en quelque façon cachée ».
Bonne année chers amis de l’Épingle.
Paul Masotta