« Quelques notes épinglées »
Les réformes et la gestion marchande du champ de l’action sociale, le sentiment général de
perte de sens dans ses métiers, des regards portés sur le monde qui font pâlir. Le sentiment
de dégradation continue de ce qui peut tenir à cœur, d’une énergie. Dès mon entrée en
formation d’éducateur spécialisé à Strasbourg, l’année scolaire 2019-2020, j’ai senti une
explosion de ce phénomène en arrivant dans un établissement sinistré à tous les niveaux. Pour
y trouver du sens, j’ai eu besoin d’échanger et de cheminer avec ceux qui le voulaient bien, au-
delà du marasme qui se présentait à nous. J’ai pu connaître l’Epingle dans le climat de révolte
qui a animé la rue Sédillot entre 2020 et 2021.
Le groupe du samedi matin de l’Epingle, ainsi que le mouvement de contestation qui a entouré
le centre de formation, ont été pour moi des bouées auxquelles je me suis accroché. Le simple
fait de parler avec des gens sans écran interposé était une bouffée d’air à ce moment-là. Il
s’agissait de trouver des contrastes avec le cadre glacial et violent que nous subissions de la
part de la direction de l’établissement de formation et de certains de ses agents les plus fidèles.
Ce voyage hors des sentiers battus était constitué d’actions parfois subversives, de rencontres
clandestines et d’idées utopiques. Elles avaient souvent le mérite d’aller questionner le cadre,
celui du système de domination dans lequel nous étions et d’ouvrir les champs des possibles.
En formation d’abord, puis dans la pratique du métier d’éducateur dans le secteur de l’action
sociale, le formalisme habituel, qui vise à la standardisation des actes, des personnes, du
langage, des idées, du temps, de tout, telles que la logique du projet individualisé,
l’harmonisation des bonnes pratiques, les démarches qualité, efficacité, d’évaluations et
autres procédures technocratiques ne m’évoquent rien de bon car elles prescrivent les formes
et lissent les contrastes auxquels je suis si attaché. Le col blanc originel qui les a voulues ne
joue pas sur nos planches. Il veut un show aseptisé et « instagrammable » pour le vendre mais
nous sommes inestimables.
Si pour subsister, tous les individus et leurs actes doivent apparaître conformes à une attente
(certains diront de rentabilité, d’autres d’efficience selon le niveau d’euphémisme...), qui ne
laisse apparaître aucun défaut et n’appelle à aucune interrogation, ils ont logiquement besoin
de discriminer « les imparfaits » pour se reconnaître entre eux. Les normes ainsi utilisées se
resserrent au fur et à mesure qu’elles rendent inexistants ceux qu’elles rejettent. Les gens
formalistes risquent donc de devenir toujours plus intransigeants au détriment des autres.
Je trouve ce modèle nocif car plus l’algorithme se rigidifie, plus il exclut ceux qui s’y opposent,
ceux dont la santé lâche et ceux qui fautent. La matrice est sans appel. Elle a prévu une solution
contre les anormaux qui troublent sa pérennité. C’est pourtant facile, quelqu’un doit retirer la
brebis galeuse du troupeau. Elle est autant parmi les professionnels que parmi ceux qu’ils
accueillent. En ce moment, force est de constater que la machine s’est emballée quand l’on
voit les départs parfois successifs des professionnels (et dans des climats de violence), le
nombre de postes non pourvus dans les établissements, le nombre de jeunes dits
« incasables », ceux pour qui « c’est trop tard, on n’arrivera à rien », ceux qui sont « passés à
l’acte ». Cela fait beaucoup de personnes condamnées, non ?
Tenter de comprendre un peu ce système et son caractère oppressif est une envie qui m’est
restée. Cela permet d’envisager une pratique dont la nature, aujourd’hui, me semble
nécessairement être de résister à l’effet d’entropie généralisé, pour soi et pour d’autres, seul
et à plusieurs. Est-ce là que réside « le sens » ? Peut-être qu’il s’agit aujourd’hui d’un prérequis
pour que celui-ci puisse apparaître. La possibilité d’un lien plus sincère, d’une élaboration plus
véritable, au-delà du script prémâché dominant.
L’Epingle représente à mes yeux un mode de protection collectif des métiers de la relation, où
chacun peut oser une parole. Il est impensable que le moment où le bouclier d’un
professionnel (puis de celui dont il s’occupe) se baisse pour laisser apparaître qui il est, ce qu’il
pense, devienne un défaut, une faiblesse à utiliser contre lui. Ce qu’il advient socialement de
son état de vulnérabilité va l’aider ou non à se sentir estimé.
Je ne tiens pas à m’extraire du récit. Ce que je fais de ma propre subjectivité constitue une
partie du cœur de mon métier. Il s’agit d’un voyage au long cours, que j’ai entamé à mon entrée
dans la vie professionnelle il y a plus de quinze ans, quand l’idée de travailler auprès d’enfants
m’a effleuré. Un périple qui m’a fait connaître une part de moi-même que j’ignorais. Une
histoire qui est à croiser avec d’autres trajectoires, celles de personnes que j’ai rencontrées par
des détours. Des pages blanches qui, une fois écrites, nous ont offert de nouvelles perspectives
et de nouveaux papiers à compléter. C’est un chemin d’aventure, parcouru seul et à plusieurs.
C’est précieux.
A l’Epingle, notamment le samedi matin, l’on essaie de comprendre comment pratiquer nos
métiers avec des institutions qui me semblent nous éloigner toujours plus de l’accès à une
position de sujet. Cette direction que l’on suit témoigne à elle seule de la possibilité d’être
ensemble entre des personnes qui sont légitimées par leurs pairs pour qui elles sont
intrinsèquement et à travers leurs désirs, espoirs, souffrances, problèmes, paroles... Elle
intègre que chaque personne est à observer avec attention et humilité pour approcher des
compromis suffisants à une existence supportable, à plusieurs.
Thomas Cheyrou
Ce texte contient des assemblages entre des extraits de différents textes que j’ai pu écrire et présenter dans d’autres circonstances.
*
Et pour finir, j’ai envie de proposer cette citation...
« Cheminer sur cette ligne de crête qui oscille sans cesse entre inquiétude et émerveillement,
et y trouver nos points d’équilibre, implique une égale aptitude à déceler la beauté, à s’en
réjouir et à poser un regard lucide et déterminé sur ce qui est en train de la saccager. »
Corinne Morel Darleux
Citation extraite du livre « Alors nous irons trouver la beauté ailleurs - Gymnastique des confins » - Libertalia - page 158
Nous avons le plaisir de vous convier à la
7ème ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ORDINAIRE de L’ÉPINGLE
qui aura lieu le :
Jeudi 3 juillet 2025 à 19h00
dans les locaux de l’ASTU
au 13a rue du Hohwald, à STRASBOURG
Par votre présence, vous marquerez l’intérêt que vous portez à l’association et à ses activités.
Vous pouvez trouver toutes les informations relatives à L’ÉPINGLE sur notre site
www.associationlepingle.com où il vous sera possible d’adhérer en ligne.
ORDRE DU JOUR
Approbation du PV de l’AG du 04.07.2024
Rapport moral 2024 – approbation
Rapport d’activités 2024 – approbation
Rapport financier 2024 / Cotisations 2025 – approbation des comptes
Renouvellement du Conseil d’Administration
Projets et réalisations à venir et points divers
Profitez de cette Assemblée Générale pour venir échanger avec nous, partager nos réflexions et
prendre part à nos orientations.
Nous nous réjouissons de votre présence et vous proposons à l’issue de l’assemblée un temps de
convivialité autour d’un verre de l’amitié.